LAfrique à la croisée des chemins: naviguer entre périls et opportunités dans un ordre mondial en pleine mutation

Date | 26 Juin 2025

Said Djinnit*, Ibrahim Assane Mayaki** et El-Ghassim Wane***

Il y a un peu moins de trente-cinq ans, en juillet 1990 plus précisément, Salim Ahmed Salim, alors Secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), présentait à la 52e session ordinaire du Conseil des ministres de l’OUA un rapport devenu historique: « Les changements fondamentaux qui se produisent dans le monde et leurs conséquences pour l’Afrique – Propositions pour une position africaine ».

L’idée de ce document remontait pratiquement à l’arrivée de Salim à la tête de l’organisation. Fort d’une riche expérience diplomatique, il était frappé par le relâchement de l’engagement des États membres envers les idéaux fondateurs de l’OUA. Avec le quasi-parachèvement de la libération du continent du joug colonial et le début de l’effondrement du régime de l’apartheid, l’organisation – dont l’action avait jusqu’alors essentiellement porté sur la lutte contre la domination étrangère et la discrimination raciale – semblait être en quête d’une nouvelle vocation.

Et pourtant, les défis ne manquaient pas – ils avaient simplement changé de nature. Si certains conflits touchaient à leur fin, d’autres persistaient ou éclataient. Le développement économique et l’intégration continentale relevaient davantage du registre des vœux pieux que de celui de la réalité vécue. La situation des droits de l’homme était tout aussi préoccupante. L’idéal démocratique connaissait certes une nouvelle jouvence, mais la trajectoire demeurait incertaine et fragile.

La nécessité pour l’Afrique de se repositionner était d’autant plus impérative que le monde traversait des bouleversements majeurs: fin de la Guerre froide, vent de démocratisation en Europe de l’Est et accélération des dynamiques d’intégration en Europe et aux Amériques. Ces mutations imposaient une adaptation en même temps qu’elles offraient de nouvelles opportunités que le continent se devait de saisir, sous peine d’être relégué en marge du nouvel ordre mondial alors en gestation.

Salim ne se contenta pas de dresser un état des lieux, sans concession: il formula également des propositions concrètes qui furent entérinées par la Déclaration sur la situation politique et socioéconomique en Afrique et les changements fondamentaux qui se produisent actuellement dans le monde, adoptée par le sommet tenu en juillet 1990. Cette Déclaration devait inspirer une série de décisions et d’initiatives couvrant l’ensemble des domaines d’intervention de l’organisation. Bon nombre des progrès accomplis par la suite par l’Union africaine (UA) se sont inscrits dans le prolongement direct de ces documents fondateurs.

Si la nécessité dagir était dépressante en 1990, dans le climat doptimisme de laprès-Guerre froide, elle lest encore davantage aujourdhui non plus portée par lespoir, mais imposée par lincertitude.

Il existe un parallèle saisissant entre cette période et celle que nous traversons aujourd’hui: celui-ci réside dans l’ampleur des bouleversements en cours. Le système multilatéral tel qu’il a été conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale traverse sans doute la crise la plus profonde de son histoire. Les égoïsmes nationaux connaissent un regain manifeste, illustré par la montée des sentiments anti-migrants et la réduction marquée de l’aide au développement. Quant au droit international – jamais totalement affranchi de la réalité des rapports de forces, il continue de faire l’objet de violations graves.

Cette nouvelle conjoncture mondiale est lourde de périls pour l’Afrique. Continent le plus vulnérable sur la scène internationale, l’Afrique subit de plein fouet la réduction de l’aide publique au développement. Les tensions géopolitiques et autres se traduisent par l’intensification des luttes d’influence sur le continent et l’internationalisation croissante des crises qui l’affligent. L’affaiblissement du système multilatéral risque de marginaliser encore davantage les pays africains, en les livrant à des rapports de force bilatéraux où leurs fragilités structurelles les désavantagent fortement.

Pourtant, cette crise peut aussi être une opportunité. Pour dévastatrice qu’elle soit sur les court et moyen termes, la contraction de l’aide internationale pourrait être un choc salutaire, en ce qu’elle constitue un rappel brutal de l’urgence que revêt la réduction de la dépendance du continent envers ses partenaires internationaux. La recomposition en cours du système international constitue un levier que l’Afrique pourrait – et devrait – mettre à profit pour peser sur l’architecture mondiale en gestation, et ce en faisant le pari résolu de l’unité.

Si l’impératif d’agir était déjà fort en 1990 – époque marquée par l’optimisme post-Guerre froide et l’éveil d’un nouvel esprit de coopération, il est aujourd’hui encore plus pressant, car dicté non plus par l’espoir, mais par la nécessité de faire face à une période d’instabilité et d’incertitudes profondes.

La bonne nouvelle est que l’Afrique dispose aujourd’hui d’atouts qu’elle n’avait pas au début des années 1990. À l’époque, il fallait bâtir les instruments politiques, normatifs et institutionnels dont le continent avait besoin pour agir collectivement. Ce travail a depuis été largement accompli. Il n’existe aujourd’hui aucun domaine stratégique pour l’Afrique – paix et sécurité (ici, ici, ici, ici et ici), gouvernance et démocratie (ici, ici, ici et ici), droits humains (ici, ici, ici, ici, ici, ici et ici) et développement  (ici, ici et ici) qui ne soit couvert par un cadre continental pertinent. L’Agenda 2063 donne une cohérence d’ensemble à tous ces instruments, les inscrivant dans une vision stratégique partagée et adossée à des institutions dédiées spécifiquement à leur suivi et mise en œuvre.

Lurgence pour lAfrique aujourdhui ne réside pas dans ladoption de nouveaux instruments, mais dans la mise en œuvre de ceux déjà en place.

Mais cet impressionnant arsenal normatif et institutionnel peine encore à produire les résultats attendus. La transformation économique du continent est encore à réaliser, avec des exportations toujours dominées par les matières premières. Le commerce intra-africain stagne à des niveaux anémiques – autour de 15 %. La partie subsaharienne du continent abrite près de 67% des personnes vivant dans l’extrême pauvreté dans le monde. Les besoins en infrastructures demeurent massifs, les politiques restrictives en matière de visa entravent la libre circulation des personnes, les processus démocratiques sont sous tension, conflits armés et déplacements forcés de populations affectent pratiquement toutes les régions du continent.

Ce fossé entre l’ambition normative et politique, d’une part, et la réalité du terrain, de l’autre, s’explique avant tout par un déficit de capacité de mise en œuvre. L’Afrique n’a pas besoin de nouveaux outils. Ce dont elle a besoin, c’est d’un basculement stratégique: faire de l’exécution des engagements pris la priorité absolue.

À cette aune, l’intuition de Salim Ahmed Salim en 1990 demeure plus pertinente que jamais. La nouvelle Commission de l’UA se trouve aujourd’hui à un moment charnière, qui lui donne une opportunité unique de marquer son mandat par une initiative audacieuse et structurante. Il s’agit pour elle de prendre l’initiative d’un rapport fondateur, dans la veine de celui de 1990, mais avec une ambition plus grande et une mobilisation plus forte pour être à la hauteur des urgences et enjeux de l’heure.

Un tel document devra dresser un diagnostic sans complaisance de l’état actuel du continent et proposer des réponses centrées sur la mise en œuvre effective des engagements déjà pris. Il devra aussi rappeler cette vérité fondamentale: sans unité, l’Afrique continuera à s’offrir en proie facile dans un monde qui n’a jamais eu pitié des faibles – et en a encore moins aujourd’hui.

Une fois finalisé, le rapport devrait être soumis à un sommet extraordinaire de l’UA à son siège à Addis Abeba, avec la participation au plus haut niveau de tous les États membres. Certes, un rapport seul ne résoudra pas les défis, nombreux, qui interpellent le continent. Ce n’est, au fond, qu’un document. Mais sa valeur réside dans l’élan qu’il peut susciter, s’il est bien conçu, captivant notamment les imaginaires, bien porté, et suivi d’effets.

Dans cette entreprise de renouveau, l’UA doit occuper une place centrale. En tant que cadre institutionnel légitime de l’unité continentale, elle est l’entité la mieux placée pour incarner la voix et les ambitions collectives de l’Afrique. Il faudra à cet égard inverser une tendance préoccupante, celle qui voit des sommets organisés avec des partenaires extérieurs attirer davantage de chefs d’État et de gouvernement que les propres assises de l’organisation continentale.

En mai 1963, lors du débat qui, à Addis-Abeba, opposa les tenants d’une approche graduelle de l’unité africaine à ceux qui plaidaient pour une intégration politique plus poussée dès le départ, Kwame Nkrumah eut sans doute le tort – politique – d’avoir eu raison trop tôt. L’histoire, cependant, a rétroactivement validé sa vision: les limites de l’approche qui prévalut à la création de l’OUA sont aujourd’hui manifestes, et les retards accumulés pèsent lourdement sur les perspectives du continent. Il appartient désormais aux dirigeants africains actuels de rendre justice à cette intuition visionnaire – fût-ce avec plusieurs décennies de retard.

 *Said Djinnit a été Directeur de Cabinet de Salim Ahmed Salim (de 1989 à 1999), avant doccuper par la suite les fonctions de Secrétaire général adjoint aux Affaires politiques de l’OUA et celles de Commissaire à la Paix et à la Sécurité à l’UA. De 2008 à 2019, il a été Représentant spécial du Secrétaire général des NU en Afrique de l’Ouest, puis Envoyé spécial du Secrétaire général dans la région des Grands Lacs.  

**Dr. Ibrahim Assane Mayaki a été Directeur général de l’Agence de Développement de l’UA (AUDA-NEPAD) de 2009 à avril 2022.  De 1997 à 2000, il a assumé les fonctions de Premier ministre de la République du Niger et de Ministre des Affaires étrangères.

***El-Ghassim Wane a été Directeur du Département paix et sécurité à la Commission de l’UA et Directeur de cabinet du Président de la Commission de lUA. Il a aussi servi comme sous-Secrétaire général des NU chargé du maintien de la paix et Représentant spécial du Secrétaire général au Mali et chef de la MINUSMA.

La version complète de cette tribune a été publiée en anglais par ACCORD (disponible ici), et en français par Wathi (disponible ici).

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